dimanche 8 novembre 2009

Purge II

De l’« euthanasie » à la « solution finale »

Le meurtre d’un tiers des malades mentaux allemands, entre janvier 1940 et août 1941, a représenté pour les nazis le banc d’essai – technique et politique – du génocide des juifs.

Par Susanne Heim

Au printemps 1944, la direction du Service de sécurité (SD) nazi, à Berlin, demanda à ses antennes de lui fournir des « rapports » sur l’état de l’opinion concernant une question très spéciale : la rumeur qui courait d’un bout à l’autre de l’Allemagne à propos de la mise à mort prématurée des personnes âgées . Les résultats révélèrent une méfiance profonde à l’égard du système de santé national-socialiste. Une grande partie de la population estimait que les anciens, du fait de leurs moindres performances, étaient considérés par l’Etat comme indésirables et superflus, et donc moins bien soignés.

Selon certains bruits, des médecins se « débarrassaient » de personnes âgées malades avec des moyens « appropriés », afin de réduire les coûts et d’économiser les médicaments rares. Nombre d’Allemands pensaient que les autorités elles-mêmes avaient invité les soignants à ne plus traiter les patients les plus âgés, et à ne plus leur prescrire de prothèse ni de médicaments contingentés comme l’insuline. Dans certains districts, les personnes âgées évitaient d’aller chez le médecin, préférant s’adresser à leur pharmacien ou à un guérisseur ; d’autres ne se conformaient pas à l’ordonnance de leur médecin, craignant d’être empoisonnées. Ces rumeurs allaient de pair avec des plaintes : dans la répartition d’aliments coûteux – comme les fruits, les légumes ou le lait – et lors des évacuations pour fuir les bombardements alliés, les jeunes gens, et en particulier les femmes fécondes, se verraient privilégiés.

Dans beaucoup de régions, ces bruits persistaient obstinément depuis des années pour une raison simple : le souvenir, très présent, des dernières expériences d’élimination clinique des « inutiles » à la demande de l’Etat. On évoquait à nouveau ouvertement le meurtre des patients des asiles et des hôpitaux, en rapport avec les nouvelles rumeurs sur les personnes âgées. Après les handicapés, pensaient les gens, ce serait au tour des anciens de subir les « piqûres de l’Ascension » qui les enverraient dans l’au-delà.

Mais la connaissance de la politique d’euthanasie des nazis suscita plus de résignation que de rébellion. Entre janvier 1940 et août 1941, quelque 70 000 pensionnaires d’établissements psychiatriques allemands avaient été systématiquement assassinés. Œuvre d’une institution camouflée sous le nom de T4, ce meurtre de masse fut dissimulé administrativement et décrété « secret d’Etat ». Au début de la guerre, Hitler lui-même avait rédigé une autorisation dans ce sens, formulée volontairement de manière vague, afin de laisser aux experts médicaux et administratifs l’organisation du programme criminel et la définition des groupes de victimes. Bien que les médecins impliqués aient exigé une garantie légale, il avait refusé, sous prétexte de confidentialité, de recourir à une loi d’euthanasie. Bien des indices confirment cependant que la fuite de certaines informations ne releva pas d’une erreur : elle fut volontaire.

La liquidation des malades mentaux apprit au régime quelque chose d’essentiel : ce génocide n’avait pas fondamentalement ébranlé la loyauté de la population – une expérience décisive pour la mise en œuvre du programme d’extermination des prisonniers des camps, des juifs, des Tziganes (Roms et Sintis). D’ailleurs, les structures administratives et le personnel ayant fait leurs « preuves » dans l’assassinat des handicapés participèrent ensuite au judéocide.

Les préparatifs du « test » que représenta l’euthanasie remontent très loin. Un dirigeant d’asile psychiatrique en a témoigné rétrospectivement en 1947 : avant même la guerre, le ministère de l’intérieur envisageait, en cas de conflit, de réduire drastiquement les rations des occupants des asiles et des hôpitaux psychiatriques. Devant l’objection selon laquelle cela conduirait à les faire mourir de faim, on avait « prudemment, pour la première fois, tâté le terrain, en demandant quelle position prendrait la Mission intérieure, si l’Etat envisageait l’extermination de certaines catégories de malades durant la guerre, sous la condition que les aliments disponibles ne suffisent plus à nourrir l’ensemble de la population ».

Au cours de l’été 1939, le médecin personnel de Hitler, Theo Morell, avait rédigé une expertise, dans le même but. Sur la base d’une enquête réalisée au début des années 1920 parmi les parents d’enfants lourdement handicapés, il concluait que la plupart d’entre eux acceptaient que « la vie de leur enfant soit abrégée sans souffrance ». Quelques-uns disaient même préférer ne pas décider eux-mêmes du sort de leur enfant : mieux valait qu’un médecin prenne les décisions nécessaires. A partir de quoi Morell préconisa, en cas d’euthanasie, de renoncer au consentement explicite de la famille, de dissimuler autant que possible le meurtre du malade et, plus généralement, de compter sur le « je-ne-veux-pas-savoir ».

Les victimes furent donc rapidement transférées d’un établissement à l’autre, afin de rendre plus difficiles les recherches de proches inquiets, puis assassinées dans les centres d’exécution. Les familles recevaient alors l’annonce du décès, imputé à une cause inventée, ainsi que celle de l’incinération du défunt. Malgré ces précautions, le secret du meurtre des malades s’ébruita, notamment parmi le personnel des asiles et dans les environs des lieux de mise à mort.

La fragilité du tabou éclata au grand jour en août 1941, lorsque l’évêque de Münster, le comte Clemens August von Galen, cloua ouvertement le crime au pilori dans un sermon. Les protestations venaient notamment des milieux catholiques. Quelques semaines après le scandale public de von Galen, Hitler avait donné un coup d’arrêt au programme d’euthanasie.

Mais cela ne signifia nullement l’arrêt des tueries. Le nombre de victimes correspondait à peu près, à l’époque, à l’objectif fixé par les organisateurs en 1939 : un patient d’hôpital psychiatrique sur dix devait être « saisi par l’action », soit au total 65 000 à 70 000 personnes. Et les statisticiens calculèrent même les économies ainsi réalisées en matière de logements, de vêtements et d’alimentation – jusqu’en 1951 ! Sans compter le personnel médical « libéré » pour d’autres tâches, les places disponibles pour des malades curables, les asiles transformés en hôpitaux...

Durant la première guerre mondiale déjà, la répartition de la population en différentes catégories destinées à être plus ou moins bien approvisionnées – en fonction de leur « valeur » – avait déjà conduit à une sous-alimentation drastique des patients des hôpitaux psychiatriques. D’où une forte augmentation de leur mortalité. Mais, avec la seconde guerre mondiale, la sélection systématique devint la base de la politique sociale, combinée avec des mesures étatiques coercitives. Et même l’arrêt, en 1941, du programme d’« euthanasie » n’y changea rien.

Le meurtre des malades se poursuivit, de manière décentralisée et avec d’autres techniques. Les responsables locaux ne déportaient plus les condamnés dans les chambres à gaz des centres d’extermination : ils les tuaient dans les différents hôpitaux et asiles au moyen de piqûres mortelles. Du coup, le cercle des participants directs au meurtre et celui des personnes informées s’élargirent considérablement.

Les experts en « euthanasie », qui choisissaient autrefois les patients à éliminer, déplacèrent leur activité vers d’autres groupes de victimes. A partir du printemps 1941, ils sélectionnèrent dans les camps de concentration des prisonniers – surtout handicapés et juifs – à gazer. Plus tard, les tueurs de l’« Aktion T4 » œuvrèrent dans les centres d’extermination de Belzec, Sobibor et Treblinka, dont les commandants mirent à profit leur savoir-faire en matière d’utilisation des chambres à gaz pour la destruction des juifs.

Outre leurs connaissances pratiques et organisationnelles, les « T4 » transférèrent de l’« euthanasie » à la « solution finale » leur expérience de la gestion de l’opinion publique. D’autant qu’en avril 1941 le consensus autour du meurtre des malades s’avérait positif : « Dans 80 % des cas, les proches sont d’accord, 10 % protestent et 10 % sont indifférents. » Les rapports du SD du printemps 1944 peuvent donc être lus comme signes d’une prudente modération : ils sondent l’atmosphère générale, donnent des indications sur les causes possibles des rumeurs et conseillent les autorités sur la meilleure manière de réagir. En l’occurrence, il s’agissait moins de manipuler l’opinion que de mesurer les frontières du faisable...


Le monde diplomatique. Mai 2005.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire